par Aurélie Millet chez Art et Sciences (03/03/2009)
Caviar de grenadine, cannellonis translucides aux fraises, crème anglaise sans oeuf, aussi futuriste que cela puisse paraître, aujourd’hui, avec la gastronomie moléculaire, c’est possible !
En quoi consiste-t-elle ? Est-ce aussi bon que la cuisine traditionnelle ? Présente-t-elle un risque pour la santé ? Ces questions gagnent à être élucidées à l’orée d’une pratique culinaire avant-gardiste au service de la chimie.
«Nous avons, sur nos étagères de cuisine : chlorure de sodium, saccharose […] alors que dans nos bibliothèques des traités de chimie décrivent parfaitement les réactions de ces molécules» s’exclame Hervé This, physico chimiste français mais également scientifique au sein de l’Institut National de Recherche Agronomique (I.N.R.A.) dans son livre Casseroles et éprouvettes[1].
Ce spécialiste de la gastronomie moléculaire a créé cette discipline en 1988 en col1aboration avec Nicholas Kurti, physicien britannique. Il entend ainsi réconcilier les techniques culinaires et la science qui, selon lui, feraient bien d’évoluer ensemble : «Celui qui n’a qu’un oeuf pour toute pitance n’a-t-il pas intérêt à savoir le cuire bien ?», illustre-t-il.
Constructivisme alimentaire : une science qui défie l’art
«Les partisans du « terroir » craignent que l’on remplace les cassoulet, poulet rôti, choucroute ou pot-au-feu par des «tablettes nutritives», ironise Hervé This[2].
Pour ce dernier ce n’est pas du tout le dessein de la gastronomie moléculaire. Son intérêt réside principalement dans le fait qu’elle ne «rate jamais» car elle raisonne et en plus, elle innove en créant des goûts insoupçonnés. Dans son livre[1], le physico-chimiste décrit bon nombre de plats réservés à la gastronomie dont il nous livre les astuces chimiques ou devrait-on dire « moléculaires » pour les réussir à tous les coups. Aussi entend-il défier Paul Bocuse, Pierre Roudgé et autres virtuoses de la spatule grâce à sa connaissance parfaite des aliments et de leurs réactions chimiques.
Le constructivisme alimentaire s’affiche alors davantage comme une science qu’un art !
Mais tout d’abord, qu’est-ce que la gastronomie ?
Jean-Anthelme Brillat-Savarin, gastronome français en donne la définition en 1826 dans son oeuvre Physiologie du goût[3] : C’est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’être mangeur et qui en permet sa conservation au moyen de la meilleure nourriture possible.
Mais que signifie le mot «meilleur» employé par Brillat-Savarin ? Meilleur goût, meilleure qualité, meilleure apparence ?
La gastronomie, terme aujourd’hui transcendé, fait appel à un savoir faire, un niveau de vie, une qualité. Elle définit la renommée d’un chef et la sécurité auprès du consommateur.
Quand on mêle à ce terme, qui a trait au domaine artistique, le rationnel du terme moléculaire, le lecteur s’y perd.
Hervé This ne manque pas de recentrer l’intérêt de la gastronomie moléculaire. Il la définit comme la science qui s’intéresse aux phénomènes apparaissant lors des transformations culinaires et visant ainsi à améliorer une gastronomie que la pratique empirique cantonne à l’aléatoire et à l’imperfection.
Pourquoi chercher à toujours réussir ?
Ce n’est pas l’aspiration d’une ménagère maladroite mais bien une résolution politique après la seconde guerre mondiale de mieux nourrir la population.
Nicholas Kurti, professeur de physique à Oxford, en 1969, se désolait «que l’on connaisse mieux la température au centre des étoiles qu’au centre d’un soufflé» alors même que la situation difficile du pays laissait la population en proie à une nutrition difficile et carencée. L’intérêt d’une alimentation plus ciblée apparaissait alors crucial.
Une différence entre gastronomie moléculaire et cuisine moléculaire…
Selon Hervé This, c’est dans la connaissance des propriétés physiques et chimiques des aliments que tout un chacun pourra parvenir à contourner une difficulté culinaire.
Pourquoi les soufflés gonflent-ils ? La gastronomie moléculaire explique ce phénomène et par là même ouvre les portes de la cuisine moléculaire qui nous permettra de confectionner des soufflés systématiquement alvéolés. Aussi penserons-nous à imperméabiliser le dessus du dit soufflé à l’aide de fromage ou de sirop de glucose pour ce dernier double de volume sans effort.
Est-ce de la cuisine ? «La réponse est clairement oui puisque la cuisine, c’est l’activité de préparation des aliments !» assure le gastronome physico-chimiste.
La gastronomie moléculaire s’apparente à de la recherche scientifique. Elle débouche donc évidemment sur beaucoup d’applications technologiques.
A en croire ce dernier, la cuisine moléculaire est une question de bon sens. Pour illustrer son propos il cite l’exemple d’un rôti laissé au repos après cuisson. Durant cette période l’eau de constitution a tendance à migrer du coeur de la viande afin d’en attendrir la périphérie puis dégorger dans l’assiette. «Si, après le repos, le rôti est trop sec, pourquoi ne pas réinjecter, à la seringue, le jus qui est sorti du rôti après cuisson ?» interroge Hervé This.
Dans cette dernière citation réside l’esprit de la gastronomie moléculaire, où la théorie prévaut sur la pratique et la pipette remplace la cuillère.
Un raisonnement qui n’est pas nouveau : Justus Von Liebig, chimiste allemand ou encore Antoine Parmentier, pharmacien français, s’étaient déjà intéressés aux phénomènes culinaires il y a bien longtemps et avaient créé la «science des aliments».
Mais ne faudrait-il pas faire attention à ne pas confondre performance artistique et acte alimentaire ? Car dans le premier cas, la gastronomie traduit l’esthétique d’un plat alors que dans le second intervient l’aspect nutritif de l’alimentation. Ne perdons pas de vue l’essentiel….
A dévorer… des yeux seulement !
La gastronomie moléculaire s’apparente ici à l’oracle d’une pratique culinaire parfaite. Concentrer des bouillons, épaissir une mayonnaise, expliquer l’amollissement des poires lors de la cuisson est à la portée de cette discipline scientifique. Mais peut-on mettre en équation le goût des plats qui semble revêtir une composante culturelle et subjective?
Aussi oublie-t-on un peu vite le plaisir gustatif lié à l’alimentation. Car si des cascades de fumée déferlent d’un cocktail vermeille laissant son spectateur bouche bée, ce dernier sera-t-il aussi enthousiaste en y plongeant les lèvres, s’il ose ?
«Personnellement j’ai été surpris par la beauté des plats, je n’aurais jamais cru qu’on puisse réaliser de tels effets avec des aliments. En revanche j’ai trouvé cela un peu fade» déplore Laurent, 47 ans, à la sortie d’un restaurant parisien pratiquant la gastronomie moléculaire.
«D’une certaine manière, nous nous préparons à ce style de cuisine depuis déjà quelques temps. De nos jours, lorsque l’on t’apprend à faire un fond de veau, on ne te parle pas forcément de bouquet garni ou bien d’os, ou encore de vin… Non, juste de l’eau chaude et de la poudre. Moi même j’ai déjà préparé des crèmes brûlées, des îles flottantes, des fonds, etc… uniquement avec de la poudre et un liquide quelconque. C’est ce que l’on appelle les PAI (Produits Alimentaire Intermédiaire). Ce que je veux dire par là c’est que la cuisine moléculaire n’est pas seulement de l’azote liquide. Mais attention, c’est différent, pas forcément moins bon. Mais il est vrai, que je préfère de loin la cuisine traditionnelle.» confie Vincent Amsoms, cuisinier.
La gastronomie moléculaire attire de manière unanime pour sa composante artistique mais le public reste partagé quant à sa capacité à ravir les papilles. Quant aux professionnels de la gastronomie, non récalcitrants à cette nouvelle discipline, paraissent toutefois inquiets pour la pérennité de leur savoir-faire, fruit d’une expérience durement forgée qui leur confère leur originalité. Nos artistes deviendront-ils des artisans culinaires ?
Un nouveau métier : technologue alimentaire
Les perspectives de la gastronomie moléculaire sont nombreuses à en croire les scientifiques du laboratoire de chimie d’AgroParisTech. Aussi «la science n’est pas une fioriture dont on pourrait se passer» assure Remi Toussain, son directeur. Selon lui, si on veut produire de la technique de bonne qualité, concurrentielle, compétitive, il faut produire sans cesse des connaissances nouvelles qui permettront à des ingénieurs de concevoir des applications aussi modernes que possible.
Aussi la gastronomie moléculaire, d’emblée adoptée par les industries, est enclineà créer de l’emploi au sein du corps professionnel de l’agroalimentaire. Des ingénieurs se réserveront exclusivement au métier de technologue alimentaire, détachés pour le plaisir des yeux et des papilles des consommateurs de demain. Véritable création d’emploi ou vol chez les cuisiniers ?
«A l’heure où l’humanité envoie des sondes vers Mars, pourquoi cuisiner avec les mêmes casseroles, fouets, tamis qu’au Moyen Âge ?» s’interroge Hervé This, tourné vers le progrès et le changement. La gastronomie moléculaire entend faciliter la cuisine grand-public. Un gramme d’alginate de sodium et toute béchamel épaissit !
Hervé This présente donc le technologue alimentaire comme le garant d’une cuisine modeste, raisonnée et méthodique mais il sera néanmoins victime des dérives comme l’élaboration de sculptures alimentaires effervescentes.
Par ailleurs, la gastronomie moléculaire offrirait l’avantage de respecter la logique d’économie d’énergie. En effet, nous dépenserions une énergie considérable sous nos casseroles. La cuisine moléculaire réduirait ce phénomène si chaque foyer consentait à s’en laisser apprivoiser.
Et la santé dans tout ça ?
Le monde craint la chimie en cuisine mais selon Hervé This, c’est plutôt son application mal pensée dont il faut avoir peur. «C’est Hiroshima qu’il faut redouter et non la connaissance de l’atome.» explique-t-il.
La cuisine moléculaire présente-t-elle un risque pour la santé ?
«L’adjonction de dits « produits chimiques » obtenus par synthèse de composés qu’on trouve naturellement dans les aliments n’est pas une idée aberrante ni dangereuse pour l’être humain. Si jamais il n’y a pas assez de pectines dans les fruits choisis pour nos confitures, il est d’usage d’en rajouter pour favoriser la gélification. Eh bien c’est le même principe avec la cuisine moléculaire», explique Elodie Novier, chimiste.
La cuisine moléculaire ne semble pas, selon les professionnels de laboratoire, constituer de danger pour la santé humaine aux quantités de l’alimentation habituelle. Mieux encore pour Hervé This, élaborer une crème anglaise sans oeuf pourrait réduire la prévalence des toxi-infections (salmonelles) contractées dans nos restaurants. Finie la diabolisation de l’île de flottante… La cuisine moléculaire permettrait même de contourner certaines allergies les plus handicapantes en substituant à l’allergène un composé de même propriété physique !
Avis donc aux détracteurs de cette nouvelle discipline, le seul point apparemment attaquable semble bien être la perte d’une culture et d’un goût «terroir»… naturel et héréditaire. Mais pas l’atteinte à la santé !
Est-ce la cuisine de demain ? Seul l’avenir nous le dira…
Pour tester la gastronomie moléculaireRestaurants qui s’inspirent de la gastronomie moléculaire : – ElBulli Restorante (Rosas-Espagne) restaurant le plus célèbre www.elbulli.com Chef : Ferran Adria : Menu découverte : 165€ – La maison de Marc Veyrat (Annecy – France) : Menu moyen : 300€ (réputation du chef) – Restaurant Pierre Gagnaire (Paris – France) : www.pierre-gagnaire.com : Menu 225€Pour tous ceux qui souhaiteraient découvrir en pratiquant : – Ateliers de cuisine moléculaire – Palais de la Découverte (Paris) – Cours de gastronomie moléculaire par Hervé This – AgroParisTech : pour le grand-public, les étudiants en sciences, les professionnels de la cuisine et de l’alimentation. https://www.agroparistech.fr/culture-scientifique/ressources/centre-international-gastronomie-moleculaire-physique |
Sources et références :
[1] Casseroles et éprouvettes – Hervé This – Editions Belin/Pour la science.
[2] Interviews d’Hervé This : Chefsimon.com
[3] Physiologie du goût – Jean-Anthelme Brillat-Savarin – Collection Champs Flammarion.
A consulter :
Site de l’I.N.R.A. : Institut National de Recherche Agronomique : www.inrae.fr
Articles de Hervé This – Revue Pour la science, Rubrique Science & gastronomie:
– Avalons la pillule ! Avec plaisir ! – H. This – février 2009
– La cuisine moléculaire a 20 ans – Archives
Petit précis de cuisine moléculaire : 20 Techniques pour comprendre, 40 recettes pour tester – Anne Cazor et Christine Liénard – Editions Marabout, 2008.
Site de l’A.F.S.S.A. : Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments www.anses.fr
Interview de Marc Veyrat : Site L’internaute