Interview de Christophe Degueurce
par Christophe Maillot chez Art et Sciences (10/04/2009)
Professeur d’anatomie et conservateur du Musée de l’École Vétérinaire de Maisons-Alfort, Christophe Degueurce livre son regard sur les pratiques anatomiques d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que sur les problèmes éthiques soulevés par les expositions actuelles.
Christophe Maillot (C.M) : En quoi Fragonard s’est-il différencié des autres anatomistes qui lui était contemporain ?
Christophe Degueurce (C.D) : La différenciation est surtout actuelle car en pratique la réalisation des écorchés était très courante et Fragonard en a fabriqué comme tous ses collègues. Mais il a été connu au XVIIIème siècle pour sa capacité à injecter les corps. Il réussissait beaucoup mieux que les autres. C’est-à-dire révéler le système vasculaire, les artères et les veines avec ce qu’on appellera une « cire ». Il avait également mis un vernis sur ses écorchés qui les a protégés. Et donc, la grande particularité est qu’aujourd’hui les écorchés de Fragonard sont les derniers du XVIIIème siècle. Mais si on se replace dans le contexte du siècle des lumières, Fragonard était un anatomiste parmi d’autres. Il n’a pas du tout l’équivalence de statut que von Hagens peut avoir aujourd’hui par rapport aux autres anatomistes. Fragonard était un anatomiste parmi les anatomistes et il était bon dans la préparation. Il plaçait ses corps dans des cabinets de curiosités comme beaucoup d’anatomistes, mais ses corps se sont conservés.
(C.M) : Quel fût l’impact du travail de Fragonard auprès du public de son époque?
(C.D) : Nous n’avons aucune idée de l’impact qu’a pu avoir son travail. Tout ce que l’on sait c’est que Fragonard était connu des naturalistes ou des anatomistes qui étaient compétents tout comme lui. On le sait par des lettres que des auteurs allemands ont écrites sur lui. Il y a eu trois documents publiés sur Fragonard à la fin du XVIIIème siècle qui montrent qu’il était connu dans toute l’Europe pour sa capacité d’injection et les écorchés qu’il réalisait. Pour ce qui concerne le grand public, il y a relativement peu d’information. On sait juste par les différents guides de voyageurs de l’époque qu’en allant à Charenton il y avait une très belle collection d’anatomie qui était probablement la plus belle collection d’anatomie comparée en France. C’est tout ce que l’on sait, il n’est jamais fait référence explicitement par les non professionnels au nom de Fragonard.
(C.M) : Quel regard portez-vous sur le travail de Gunther van Hagens et son procédé de plastination ?
(C.D) : Von Hagens est l’inventeur à la fin des années 70 d’une technique qui s’appelle la plastination. Une technique qui est ancienne dans l’idée mais qui utilise des nouveaux polymères : des silicones. Cette technique est géniale puisqu’elle permet de conserver les volumes et d’avoir un matériel qui est non toxique. Mais il y a deux défauts majeurs à cette technique. Premièrement elle ne conserve pas les couleurs. Deuxièmement tout est dur. Ce qui est bien pour fabriquer des statues mais ça ne permet pas de conserver la souplesse des organes qui est nécessaire à l’étude de l’anatomie. Donc ça ne remplace pas la dissection.
Sur l’œuvre c’est plus contrasté, à mon avis il y a deux grandes époques. Il y a les débuts où von Hagens est vraiment orienté vers l’utilisation de sa technique pour l’enseignement de l’anatomie. Ce qui se voit très bien dans les expositions où l’on voit par exemple un poumon sain puis celui d’un fumeur. On a aussi des éléments extrêmement clairs du point de vue de la dissection des muscles, des artères, des veines, des nerfs, etc. Puis, il y a une deuxième époque où l’anatomie est davantage un prétexte. Von Hagens déstructure complètement le corps pour fabriquer des œuvres dont je ne sais pas si ce sont des œuvres d’art, mais autre chose. La dernière en date, publiée dans Paris Match (n° 3119 – du 26 février au 4 mars 2009), où l’on voit un homme transformé en Père Noël complètement explosé en centaine de fragments n’a pas d’intérêt didactique pour l’anatomie. De la même façon qu’un homme marchant avec les muscles volants derrière lui.
Je pense donc qu’il y a dans l’œuvre de von Hagens la cohabitation de ces deux dimensions. Une dimension très anatomique pour les débuts et une autre où l’anatomie est devenue un alibi pour la fin. Mon sentiment en tant qu’anatomiste est mitigé entre ces deux phases. Tout en précisant qu’on ne peut pas le reprocher à Our Body qui est très anatomique.
(C.M) : Que pensez-vous de l’engouement actuel du public pour ces manifestations controversées ?
(C.D) : Je ne peux que constater qu’il y a une polémique qui visiblement n’est pas tant du côté du public que du côté des porteurs d’opinions que sont les médias ou des gens qui y interviennent. Il y a un vrai succès public puisque qu’il y a beaucoup de monde et c’est très cher, les gens font donc l’effort d’y aller. On ne peut pas dénier au public son intérêt pour l’anatomie.
(C.M) : Quels problèmes éthiques ces expositions soulèvent-elles ?
(C.D) : Il faut que les gens aient donné leur corps, c’est ce qu’on appelle un consentement éclairé. Dans les cas présents de Our Body, mais aussi de Body Worlds, il y a eu des polémiques qui ont été soulevées. La réglementation chinoise est loin d’être équivalente à la réglementation européenne et concrètement les organisateurs n’ont pas en main ces consentements éclairés et libres. Est-ce que ces gens ne sont pas devenus des matériaux anatomiques humains malgré eux ? Voir même, lorsque l’on regarde les articles, il y a eu des suspicions que ce soit des condamnés à mort ou des gens décédés dans des camps de travail. C’est donc quelque chose qui doit être clarifiée.
Ensuite il y a une autre question qui est «a-t-on le droit de montrer des corps ?» Personnellement je ne vois pas qui peut s’arroger le droit de dire non. A part des principes religieux. Mais même la religion, si vous lisez le livre du professeur Mandressi (Le regard de l’anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident), n’a jamais interdit de montrer et de disséquer le corps. Les gens sont intéressés par le fait de comprendre leur anatomie, d’autres ont donné leurs corps, je ne vois comment on peut l’interdire. Après il y a des problèmes juridiques. Dans le code civil français, le corps n’est pas objet de patrimoine donc, par essence, il n’appartient pas à quelqu’un et ce n’est pas une chose : il reste un individu même après la mort.
(C.M) : Ces expositions sont-elles à rapprocher des cabinets de curiosités où Fragonard exposait ses préparations anatomiques ?
(C.D) : Personnellement il faut séparer Our Body et Body Worlds. Our Body est totalement superposable au travail de Fragonard. C’est exactement ce qu’il a fait. Il a disséqué des corps pour mettre en évidence des structures anatomiques. Il les a ensuite positionnés, parce que rien n’est pire que le corps mort, dans une attitude de vie, puis les a placés dans un cabinet de curiosités qui était comme on dirait aujourd’hui « un cabinet universitaire » destiné aux étudiants, mais où on pouvait admettre du public. Fragonard n’était pas dans la démarche d’avoir, comme aujourd’hui, une exposition à l’extérieur où l’on fait venir uniquement du grand public. Ceci dit, en 1792, il a eu envie de faire un musée national d’anatomie destiné à la formation des médecins et des chirurgiens. Est-ce que ce musée aurait été ouvert au public ? Peut être. Auquel cas cela aurait été très proche de Our Body.
Je ne mets pas Body Worlds sur le même plan. Les œuvres que réalise von Hagens actuellement, et qui représentent des corps dont certains sont décomposés en fragments, n’ont rien à voir avec le travail de Fragonard qui s’arrêtait à la pièce destinée à la pédagogie. Von Hagens est dans un autre registre. Autant Our Body me semble être anatomique, autant Body Worlds me paraît utiliser le matériel anatomique comme substrat dans certains cas pour autre chose.
(C.M) : Fragonard a réalisé un cavalier sur sa monture (La cavalier de l’Apocalypse) une préparation que l’on retrouve aujourd’hui chez von Hagens. Peut-on penser qu’il y a de la part de l’anatomiste allemand une inspiration liée à Fragonard ?
(C.D) : Von Hagens fait une référence très directe à Fragonard. D’ailleurs il le cite dans ses catalogues comme son « ancêtre ». Son cavalier est d’un point de vue technique hallucinant, von Hagens est un anatomiste hors pair. C’est donc très impressionnant à ceci près que l’homme découpé en trois morceaux sur un cheval est très loin de la simplicité du dépouillement de Fragonard qui met simplement en évidence les muscles. Le seul point commun c’est d’avoir un homme sur un cheval. Mais là maintenant on a un Père Noël derrière des rennes…
Voir aussi
(1/3) : De Body Worlds à Our Body
(2/3) : Honoré Fragonard et ses écorchés